Comme nous l’avons annoncé dans notre dernier numéro, vous venez d’être nommé professeur de violoncelle au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris en remplacement de Jean-Marie Gamard, qui a pris sa retraite. Vous n’avez que 34 ans, un âge exceptionnellement jeune pour occuper un tel poste, et nous vous en félicitons.

Mais avant de parler de vos projets dans cette fonction, dites-nous un peu ce que vous avez fait jusqu’ici.

J’ai toujours aimé la scène. J’ai toujours été fasciné par l’acte d’interpréter un texte, le fait d’incarner une œuvre, qu’il s’agisse d’un acteur, d’un conteur ou d’un musicien. Ce n’est que petit à petit que j’ai établi un lien entre mon amour de la musique et celui du spectacle. L’un et l’autre s’étaient nourris indépendamment, jusqu’au jour où je suis parvenu à en faire la synthèse. Ce que je recherche avant tout dans la vie, c’est l’harmonie entre ce que je fais et ce que je suis.

Dès ma plus tendre enfance, j’ai baigné dans la musique, puisque depuis mon arrière grand-père on était chef d’orchestre de père en fils. Comme ma sœur faisait du piano, mes parents avaient décidé que j’étudierais un instrument à cordes. Vers l’âge de 5 ans, voyant lors d’un concert que les violonistes jouaient debout, j’ai choisi le violoncelle. Cela me paraissait beaucoup moins fatigant !

Pendant dix ans, j’ai travaillé avec Germaine Fleury, une violoncelliste imprégnée de la grande école française de Feuillard, Hekking et Navarra. C’était un merveilleux professeur, dévouée, dynamique et exigeante dans le meilleur sens du terme : j’entends par là qu’elle exigeait de ses élèves qu’ils soient exigeants avec eux-mêmes. Le tout dans une simplicité maternelle et une volonté de suivre une voie sans s’en détourner. Elle m’a permis d’acquérir des bases solides, ce pour quoi je lui resterai infiniment reconnaissant. Grâce à elle, j’ai rencontré Klauss Heitz dont j’ai apprécié pendant toute mon adolescence la grande humanité.

Au bout de dix ans, j’ai éprouvé le besoin de découvrir d’autres horizons et j’ai rencontré Xavier Gagnepain. Cette rencontre a constitué un tournant dans ma vie de violoncelliste, car Xavier m’a permis de réunir en moi l’amour de la musique et celui du violoncelle. Il m’a fait comprendre que l’exigence technique est toujours musicale. Aussi, en dépassant la notion d’école, il place la musique avant toute chose et éduque le style et le goût. C’est rare.

Et au bout d’un an au CNR de Boulogne, vous avez été admis au Conservatoire National de Paris.

Dans la classe de Philippe Muller, qui fait aussi partie des personnages centraux de ma formation. Il est en lui-même une leçon d’humilité et de droiture. C’est le genre de professeur qui vous fait avancer malgré vous. Après cinq ans de travail avec lui, on se retourne et on voit tout le chemin qu’il nous a fait parcourir. En sortant du troisième cycle, je n’ai pas ressenti le besoin d’aller me perfectionner à l’étranger, mais à 23 ans, je suis retourné au CNR pour faire ma deuxième année chez Xavier Gagnepain ! Je ne m’en vante pas, car, depuis, d’autres anciens élèves du CNSM ont fait comme moi, et prennent la place d’élèves qui s’y présentent plus jeunes.

Vous avez ensuite été lauréat des concours Rostropovitch et Tchaikowsky, avant de remporter celui de Prétoria.

Après « l’épreuve » des concours internationaux, j’ai profité des concours… de circonstance ! J’ai eu la chance d’être choisi par la chorégraphe Régine Chopinot pour jouer les Suites de Bach dans un de ses spectacles. Grâce à cela en deux ans j’ai joué 40 intégrales des Suites ! Aucune contrainte musicale ne m’était imposée : le danseur réagissait à ce que je faisais. Pendant le travail, il fallait lui expliquer les carrures, les directions, le parcours harmonique, etc. Ceci m’a obligé à traduire la musique en mots.

Parallèlement, j’ai ressenti le besoin de transmettre mon expérience à des élèves et, depuis dix ans, j’organise des stages à Châtellerault. Là, nous avons expérimenté les cours collectifs. Nous prenons un sujet (par exemple le trac, le démanché, la respiration…) sur lequel nous échangeons des réflexions personnelles. Puis nous essayons diverses solutions pour résoudre le problème. En général, le résultat montre que tout part de notre monde intérieur. Si on commence par faire les choses extérieurement, elles sonnent artificielles. C’est le credo de Stanislavski, metteur en scène russe, qui a inventé le théâtre réaliste au début du XXe siècle, par opposition au théâtre déclamé. C’est sa technique qui sera reprise ensuite par l’Actors studio, qui recherchait le réalisme à travers l’expression du sentiment.

J’ai ressenti la nécessité de laisser par écrit ces réflexions sur le jeu de l’instrumentiste et j’ai fini par écrire, pendant mes allers-retours hebdomadaires vers Londres, un livre de 600 pages dans lequel je relate deux années de stages. J’y explique méthodiquement comment nous avons travaillé sur le monde intérieur (l’imagination, la visualisation de ce qu’on joue, le chant intérieur…), sur le corps (position, simplicité du geste, fluidité…) et comment nous espérons faire la synthèse de tout cela en jouant.

S’agit-il d’un traité pédagogique ?

Surtout pas ! C’est un roman, qui pourrait éventuellement servir à des étudiants, mais qui peut aussi être lu par des mélomanes ou des musiciens amateurs. C’est une manière de participer à un stage sans se déplacer ! C’est aussi, au-delà de la description des cours et de la relation sensible entre un prof et ses élèves, l’expression d’une certaine vision de la musique et du métier d’interprète. J’y aborde des sujets très généraux. Il me semble fondamental de toujours reconsidérer ce qu’on fait, avec une vision générale, de se demander pourquoi l’homme a besoin d’art, pourquoi il est en quête d’éternité, de spiritualité. La réalité de notre quotidien réside dans le fameux « ici et maintenant », mais l’homme cherche à s’en échapper et c’est précisément l’Art qui fournit cette échappatoire en nous donnant accès à quelque chose d’universel et intemporel. La musique nous fait sortir du temps. Et là, l’interprète a un rôle fondamental à jouer : c’est lui qui distribue le temps. Quand un élève comprend cela, c’est l’extase : il découvre qu’il est tout-puissant ! Il maîtrise le temps.

Vous avez mentionné le trac. L’éprouvez-vous parfois ?

Ce serait une catastrophe de ne pas avoir le trac, de ne pas ressentir l’état d’urgence, le caractère unique et irrémédiable du moment où l’on joue ! C’est grâce à cela qu’on se dépasse. Si je ne l’éprouve pas, je le provoque avant le concert, je me mets en condition. Il faut arriver à être copain avec le trac, afin de ne pas sombrer dans la routine, et de vivre une nouvelle expérience chaque fois qu’on joue, même s’il s’agit du même programme. Les nombreuses tournées avec Chopinot m’ont beaucoup appris de ce point de vue. Il fallait tous les soirs recréer les suites de Bach !


Vous avez naturellement joué une grande partie de notre répertoire avec orchestre, mais je crois que vous avez un faible pour la musique de chambre. Vous formez un duo avec le pianiste Jérôme Ducros depuis plus de dix ans. Il n’arrive pas si souvent que des musiciens tiennent si longtemps le coup ensemble.

Il y a entre nous une affinité musicale, une amitié, une complicité, mais aussi une complémentarité. Très souvent nos points de vues divergent et c’est cela qui me semble important pour la richesse d’un ensemble. Comme dans la vie la contradiction est source d’intelligence, en musique elle est source d’équilibre. Le fantasme du groupe de musique de chambre où tout le monde pense et joue la musique de la même façon est un leurre. Il est tellement bon dans un quatuor à cordes, par exemple, de sentir quatre personnalités entières. Cela n’empêche pas l’unité bien sûr !

Quand nous travaillons nous parlons très peu ; nous utilisons nos « antennes » et restons dans l’instant. Nous n’éprouvons pas le besoin de beaucoup répéter. Ce qui nous fait avancer le plus ce sont nos conversations sur la vie, l’art, la création…

Jérôme Ducros compose de la musique. L’a-t-il fait pour votre duo ?

D’abord, il a commencé par écrire des pièces à jouer en bis, et, récemment, il a écrit un sublime trio pour deux violoncelles et piano. L’œuvre est monumentale. Pendant quarante minutes se déploie un discours d’une profondeur et d’une intensité hors du commun, au point que la notion de temps disparaît totalement. Le mouvement central, qui est la clef de voûte de l’œuvre et qu’il a écrit en premier lieu, est un immense canon (parfois double). Là, la virtuosité de l’écriture et la beauté se rejoignent dans la plus parfaite harmonie. Nous l’avons créé en Biélorussie l’année dernière avec Hélène Dautry.

Ce mouvement lent sert de générique à votre émission sur France Musique. Qu’avez-vous à dire sur cette expérience radiophonique ?

J’aime la radio, car contrairement à la télévision, elle laisse le champ libre à l’imagination. L’émission Les Apprentis du Bien Nourri aura été une magnifique expérience, qui m’a permis de transmettre à un plus large public ce que je transmets à mes élèves. Cette série d’une quarantaine d’épisodes est née du livre dont je parlais plus haut, mais, bien sûr rien ne remplace l’écrit et je suis certain que les auditeurs qui ont aimé Les Apprentis pourront apprécier d’autant plus la lecture de L’Amateur, le jour où il paraîtra ! 

Jusqu’à votre nomination au Conservatoire, vous avez enseigné pendant huit ans au Royal College de Londres. L’atmosphère qui y règne dans une école de musique anglaise est-elle différente de celle de nos conservatoires ?

L’atmosphère est aussi différente qu’entre une fac et une grande école. La manière d’aborder l’enseignement en Angleterre diverge de la nôtre en bien des points. En France, on est plus proche du système Russe, où la réussite d’un musicien se mesure souvent au nombre de concertos qu’il joue dans l’année. Dans nos conservatoires, ces dernières années, la musique de chambre a acquis une juste reconnaissance. En Grande Bretagne, c’est le répertoire symphonique qui a une place de choix. Cela est sans doute lié à la religion : les pays qui ont connu la réforme attachent plus d’importance aux disciplines collectives, et dans la moindre petite ville anglaise, on trouve des chorales, des harmonies, des orchestres d’amateurs, des music societies… 

Aussi, en France, le système des grandes écoles est basé sur le principe de la « méritocratie ». Les élèves doivent passer des concours terriblement difficiles pour entrer dans les conservatoires de Paris ou de Lyon. Les plus méritants, quel que soit leur milieu social ou leur nationalité ont droit à des études supérieures gratuites. Seul problème : il y a beaucoup moins de places que de méritants !

Ne pensez-vous pas qu’on sous-estime un peu les compositeurs anglais en France ?

Pas seulement les anglais, mais aussi les français que l’on apprécie beaucoup plus en Angleterre ! Mais, après tout c’est normal, quand on apprend la musique, quel que soit l’endroit où l’on est né, on est nourri de musique allemande, et lorsqu’on me demande de jouer de la musique française à l’étranger (ce qui n’est pas le cas en France !), je constate qu’elle m’est moins familière que celle de Bach, Beethoven, Brahms…

Vos nouvelles fonctions au CNSM vous obligent-elles à quitter Londres ?

Malheureusement oui ! J’étais triste de laisser orphelins mes élèves londoniens, jusqu’au jour heureux où j’ai appris qu’à leur demande, le Royal College of Music nommerait Hélène Dautry pour me succéder. J’ai une confiance entière en cette grande musicienne et suis profondément heureux de cette nomination, tant pour elle que pour mes étudiants.

Comment allez-vous aborder votre enseignement au Conservatoire, où vous venez d’être nommé ? A 34 ans, ceci ne vous fait-il pas un peu peur ?

Non, car je suis bien entouré ! Je sais pouvoir compter sur la protection de mon cher Philippe Muller, ainsi que sur celle de Michel Strauss, que j’ai adoré comme professeur de musique de chambre. Aussi, j’ai toujours apprécié la confiance de Roland Pidoux chez qui j’admire autant l’homme souriant et ouvert que le musicien. 

Quant à ma manière d’enseigner, je ne compte pas la modifier ! Une nouvelle position sociale n’a jamais eu pour moi d’influence sur mes relations humaines, ni sur ma manière de travailler. Je prévois de faire, comme au Moulin du Bien Nourri, des cours individuels, collectifs, des classes, des discussions, des exercices de théâtre et d’improvisation, des exercices de respiration. L’enseignement de la musique est un tout. Je me dois de présenter aux élèves qui travaillent avec moi les clés nécessaires pour qu’ils comprennent ce tout et qu’ils finissent par devenir autonomes. Vous l’aurez compris, j’ai le malheur d’aimer mes élèves – ce qui me donne beaucoup de travail… Mais en général, ils me le rendent bien !

Revue « Le Violoncelle » No.24 Août 2007