Tous les acteurs de la vie culturelle sont d’accord : il faut élargir le public des concerts classiques. Mais élargir à qui au juste ? A ceux que ça n’intéresse pas ? C’est un curieux pari. Ne devrions-nous pas nous pencher plutôt sur les causes de ce faible intérêt ? L’éducation publique n’a-t-elle pas un grand rôle à jouer dans cette affaire ? Peut-être pourrions-nous d’abord viser un élargissement de nos connaissances, un élargissement de notre compréhension de l’homme. Prenons conscience que l’homme a besoin d’art pour exprimer ce qu’il a en lui et pour nourrir son monde intérieur. Alors, nos salles de concert, nos musées et nos théâtres seront aussi vite remplis que le Auchan de la porte de Bagnolet un samedi après-midi. L’art fait partie des nourritures indispensables à l’homme des villes : les nourritures d’impressions. Mais attention à la malbouffe ! Ne mettons pas sous le même emballage le maïs transgénique et la tomate du jardin ! Ne confondons pas l’œuvre avec le chef-d’œuvre.

D’ailleurs le public n’est pas dupe : en général, il reconnaît parfaitement la qualité de ce qu’on lui propose, même s’il n’est pas « connaisseur ». Ce qu’il ne reconnaît pas toujours, c’est la médiocrité. Là résident la responsabilité et l’intégrité de l’artiste : si l’artiste n’a pas pour but de suer sang et eau pour transmettre ce qu’il a en lui, s’il ne place pas l’humanisme au-delà de ses intérêts égocentriques, alors il court assurément vers les affres de la société de consommation qui n’ont plus rien à voir avec l’Art. Si l’artiste doit s’engager dans l’élargissement du public, ce n’est pas pour sauver son gagne-pain, ni pour devenir plus célèbre, mais pour remplir son rôle dans la société.

Pour cela, nous pouvons agir à grande échelle et à échelle humaine. Chacun peut donner envie à son voisin de découvrir une œuvre, de goûter à la beauté d’une toile ou à la profondeur d’un livre. Il m’est arrivé comme ça de donner accès à la musique à des personnes qui n’auraient jamais cru être concernées. Des personnes qui pensaient que la musique « n’était pas pour elles » et qui, par un simple contact humain ont compris qu’il n’était pas nécessaire de faire partie d’une élite pour prendre du plaisir à écouter une sonate de Beethoven ! Cela est possible si on comprend pour soi-même à quoi sert le concert, à quoi sert la transmission d’émotions qu’on ne connaîtrait jamais seul.

Multiplions donc les différentes formes de concerts : des courts, des longs, des décontractés, des guindés, des thématiques, des illuminés, des payants, des gratuits… Tout est bon à prendre, à partir du moment où la forme reste au service du fond.

A grande échelle, l’action de l’artiste pour élargir son public implique plus de résistance à une société qui veut à tout prix faire croire que l’Art (qui peut divertir) et le divertissement (qui n’a rien d’intrinsèquement artistique) sont une même chose. Là-dessus, l’éducation joue un rôle primordial. Les pays de l’ex-Union soviétique le prouvent encore. Sans faire pour autant l’éloge de ces dictatures, il faut bien admettre que leur système d’éducation gratuite, pour tous, offrant aux meilleurs élèves quel que soit leur milieu social les meilleures écoles, fixe chez le plus grand nombre les fondements d’une culture classique sans faille. Je peux témoigner pour y jouer souvent, que les salles de concerts sont bien remplies et que toutes les couches de la population y sont représentées.

La connaissance permet d’apprécier plus justement ce que l’on ne connaît pas. La connaissance pratique aussi augmente le plaisir du spectateur. En Allemagne, en Grande Bretagne, c’est bien la pratique amateur qui fait la vie musicale du pays. Nous, musiciens professionnels, devons impérativement nous sentir fiers lorsque nous formons un amateur ! Ce sont les amateurs qui viendront au concert. En tout cas, vous aurez plus de chances d’en rencontrer que de rencontrer un de vos collègues ! D’ailleurs… Est-ce que l’élargissement du public ne commencerait pas par un élargissement aux élèves et professeurs des écoles de musique ?

Le Journal du CNSMDP (2e semestre 2007)